Vous êtes filmé·es

Vous êtes filmé·es

L'édito de la semaine

Tous les vendredis, nos programmations sont accompagnées d'un édito qui vous présente les films de la semaine. Vous pouvez le recevoir par mél en vous inscrivant à la newsletter, mais aussi retrouver toutes les archives ici !

Recevoir l'édito par mail

Vous allez marcher à contresens de la foule parce que vous avez quelque chose à faire là-bas et non de l'autre côté. En arrivant à la gare, vous allez peut-être rester en position assise pendant quelques minutes sur votre valise. Vous aurez éventuellement envie de jouer de la guitare sur le trottoir avec quelques amis. Vous ne pourrez pas résister à la tentation d'esquisser un pas de danse à l'entrée du stade, parce ça vous plait bien, et que vous voudrez célébrer la victoire de votre équipe nationale. Vous sauterez par dessus le tourniquet du métro parce que bon, hé, ho, 4 euros, ça va bien. Et puisqu'il fera trop chaud dans les rues de Paris 2024, vous plongerez dans la fontaine.

Vous ferez toutes ces choses anormales, pour ne pas dire suspectes. Les Jeux Olympiques qui approchent ont été l'occasion de voter une loi en procédure accélérée pour autoriser la vidéosurveillance algorithmique : des machines qui nous filment et analysent nos mouvements. Des caméras (certains disent « augmentées », d'autres « intelligentes » – parlons-en une autre fois) qui auront donc « appris » ce qu'est la norme. Et lorsqu'il y a norme, il y a déviance, et lorsqu'il y a déviance il y a danger. Il faut donc suspecter les gens qui plongent dans les fontaines.

Pour accompagner notre Escale de la semaine – Vous êtes filmé·es – nous avons fait appel à La Quadrature du Net, que nous laissons ici se présenter : « À La Quadrature du Net, nous travaillons depuis des années à la défense des droits humains face à la prolifération de la surveillance numérique. Et d’expérience, nous savons que produire un discours sur cet objet nécessite un effort constant de réflexion et d'élaboration. C’est ce que nous tâchons de faire dans le cadre du projet Technopolice, en mettant l’accent sur les nouvelles technologies de surveillance policière des espaces publics urbains : vidéosurveillance algorithmique, police prédictive, drones, et bien d’autres encore. Dans ce travail d’enquête militante et d’éducation populaire qui est aussi une tentative de résistance, le cinéma documentaire apparaît comme un outil puissant ».


Six films composent cette programmation qui tend un miroir aux surveillants et pointe du doigt ce pouvoir qui nous écrase de son gros œil.

Miroir ! Lorsque, dans Supervision, les activistes de Primitivi, collectif marseillais, glissent leur caméra à l'inauguration du nouveau terminal de vidéosurveillance de Marseille, où le gratin politique et mondain jouit du spectacle offert par les 180 caméras installées dans les rues (c'était en 2012 ; 12 ans après, il y en a 1 750).

Fabriquer toutes ces images est un formidable business. Dans All Light, Everywhere, extraordinaire « super-production expérimentale », Theo Anthony rencontre un cadre zélé de l'entreprise Axon, leader du marché des bodycams policières aux États-Unis – ces caméras que les policiers portent en permanence – « pour notre sécurité » – lors de leurs interventions. Et qui fabriquent des images prétendument objectives. Mais c'est quoi, une image objective, lorsqu'elle est fabriquée par un pouvoir répressif ?

Je croyais voir des prisonniers, de Harun Farocki, nous rappelle l'origine carcérale de la vidéosurveillance. Lorsque le champ de la caméra dans la cour d'une prison correspond avec le champ de tir, difficile de parler d'image neutre... Et le film s'ouvre sur un système de pistage numérique du trajet de clients de supermarché... histoire de mieux savoir si tous ces gens qui n'ont rien à se reprocher préfèrent yaourts ou gels douche.

Dans Prédire les crimes, on nous montre tout le système de contrôle et d'utilisation policière des données – que ce soient les images de surveillance, mais aussi tout ce que l'on abandonne de notre intimité sur les réseaux –, qui aboutit à une politique qui rappelle Philip K. Dick et son Minority Report. Être interpellé avant même d'avoir commis un crime : c'est le futur, et cela existe. Et le passé nous informe également : dans An Ordinary Country, incroyable film fabriqué avec des archives du service de sécurité polonais des années 70. Planques, interrogatoires, enregistrements... l'intime et le banal (de tous ces gens qui n'ont rien à se reprocher) est exploité pour traquer la possible dissidence, quitte à l'inventer de toute pièce. Lorsque le pouvoir s'immisce jusque dans la chambre à coucher...

Et finissons avec un peu d'errance et de poésie, dans L'Îlot, de Tizian Büchi. Un quartier de Lausanne, deux vigiles, l'été, chargés de sécuriser la rivière qui coule en contrebas... Sécuriser une rivière, pourquoi ? Qu'importe : le film nous emmène à la rencontre des habitants du quartier. Ils nous racontent leurs histoires, ce qu'ils ont vu, ce qu'il se passe là, aux Faverges où coule la Vuachère. On se connaît tous. On sait des choses sur nos voisins. « Au-delà de l’État et de sa police, écrit La Quadrature du Net,[le film souligne] la multiplicité des formes de surveillance, la manière dont nous pouvons parfois nous en faire complices, et interroge la frontière entre surveillance et partage »...

Bons films, et bons JO !