
Afrique 50
René Vautier, 1950
Le cinéma peut-il changer le monde ?
Depuis sa naissance, le cinéma est aussi une affaire politique.
Des films portent des discours engagés, d’autres véhiculent la propagande gouvernementale ou partisane. La première coopérative cinématographique française naît en 1913. Sobrement nommée Le Cinéma du Peuple, elle est issue de la Fédération communiste-anarchiste, et souhaite « compenser les films orduriers servis chaque soir au public ouvrier » avec des films faits par et pour le peuple. La guerre met fin à cette première tentative, mais bien d’autres suivront, et le cinéma s’engage, pour le pire comme pour le meilleur.
Mais comment les formes même du cinéma rejoignent-elles les discours et les mouvements militants ?
À partir de la fin des années cinquante, les mouvements de contestation et les revendications évoluent, et le cinéma y prend part. Le cinéma est alors un objet de lutte, qui invite à porter sur le monde un regard différent, à se situer du côté des populations opprimées, à revendiquer haut et fort, dans son discours et dans sa forme les luttes contre l’exploitation et l’oppression des minorités.
René Vautier, « écrire l’histoire en images »
Afrique 50 est considéré comme le premier film anticolonialiste français. En 1949, René Vautier a 21 ans et sera bientôt l’une des figures essentielles du cinéma militant en France, de l’Algérie à la Bretagne, des luttes ouvrières aux luttes écologiques. Grand habitué du cinéma direct, il s’en écarte parfois pour aller du côté de la fiction (Avoir vingt ans dans les Aurès, La Folle de Toujane, Le Remords) ou de l’essai (Le Glas).
Il est alors étudiant à l’IDHEC, école de cinéma qui est devenue la Fémis, et a déjà un passé de résistant durant la Seconde Guerre mondiale. Il se rend en Afrique-Occidentale française pour réaliser un film de commande pour la Ligue de l’enseignement, afin de promouvoir la mission éducative menée dans les colonies. Sur place, il réalise vite l’écart entre le discours colonial et les conditions de vie réelles des personnes colonisées. Son film devient un pamphlet anticolonialiste, censuré pendant plus de quarante ans, et pour lequel il sera condamné à plusieurs mois d’emprisonnement.
Le début du film met en perspective une vision de l’Afrique idéalisée par un regard extérieur avec un discours critique. René Vautier ne fait pas l’économie de la violence avec laquelle l’État français met en place sa domination. Le film est construit sur un commentaire efficace et percutant, renforcé par des métaphores visuelles. En vingt minutes à peine, le cinéaste relie implacablement l’essor du capitalisme et la domination raciste. Afrique 50 documente aussi l’émergence des luttes pour l’émancipation menées par les peuples africains et la répression dont ils sont victimes. René Vautier conclut sur un appel internationaliste à la lutte contre l’oppression et le colonialisme, qui reste d’une grande actualité.
Cinéma, émancipation et lutte de classes
Le cinéma militant est aussi, et beaucoup, une affaire de collectifs.
En 1967, Chris Marker et Mario Marret se rendent à Besançon pour filmer la grève dans les usines de la Rhodiacéta, et réalisent À bientôt j’espère. Le film est ensuite montré aux ouvriers qui sont déçus et en colère du résultat. Non seulement, Chris Marker est traité d’incapable et de romantique, mais en plus de cela, on lui reproche d’exploiter les travailleurs au service du film. Le projet se retourne contre ceux qui l’ont initié, mais cette discussion, dont l’enregistrement existe sous le titre La Charnière, donne naissance aux groupes Medvedkine, qui rend hommage au cinéaste soviétique du même nom. Lors de cette discussion, Chris Marker réalise que, « comme pour sa libération, la représentation et l’expression du cinéma de la classe ouvrière sera son œuvre elle-même. » Des techniciens viennent à Besançon, et forment les ouvriers à la prise de son et au cadrage, qui s’approprient ainsi les « outils de la bourgeoisie » que sont la caméra et le micro.
En 1968, Classe de lutte est le premier film de cette aventure. Il met en scène Suzanne Zedet, ouvrière et syndicaliste dans l’horlogerie. Le film se concentre sur les coulisses de la lutte, le travail des militants. Il donne accès à une parole intime, articule ensemble les sphères domestiques et professionnelles. Ce film est aussi et surtout le fruit d’un idéal, celui d’une œuvre collective, qui fait dialoguer différentes voix. Ce travail qui réunit les milieux intellectuel et ouvrier ne répond pas seulement à la croyance de l’émancipation par la culture, mais aspire jusque dans sa réalisation à l’abolition d’une société de classe. Nourrie par son auto-critique, l’aventure des groupes Medvedkine continuera à Besançon, puis à Sochaux, jusqu’en 1975 et un dernier film : Avec le sang des autres.
La vidéo au service des luttes
À la fin des années cinquante, le cinéma est révolutionné par l’apparition des caméras légères et des magnétophones portatifs. À la fin des années soixante, la caméra vidéo est une nouvelle révolution. L’histoire dit que la première caméra vidéo en France avait été achetée par Jean-Luc Godard, et la seconde par Carole Roussopoulos.
Carole Roussopoulos est une figure emblématique du cinéma militant. En 1969, elle participe à la création de Vidéo Out, un des premiers groupes vidéo en France. En 1982, elle fonde avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, qui continue à produire, conserver et diffuser des films concernant l’histoire des femmes, de leurs droits et de leurs luttes. Selon ses propres mots, Carole Roussopoulos « privilégie l’approche des « sans voix », des anonymes qui ont marqué l’histoire, et a soutenu par son travail la lutte des femmes. » Elle participe activement à l’émergence de la vidéo militante, et à la formation de militants de nombreux mouvements de libération, de l’Angola au Vietnam en passant par les Black Panthers. Ses films prennent de nombreuses formes, qui vont de l’essai critique (le très drôle et incisif Maso et Miso vont en bateau) au ciné-tract (Y a qu’à pas baiser !), de la mise en scène (S.C.U.M Manifesto) à la stricte documentation d’événements, comme avec Le FHAR, en 1971. Le film est intégralement consacré aux réunions et manifestations du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire. Les spectateurs se retrouvent intégrés aux réunions, pris au cœur des débats qui animent les militant·es, parmi lesquel·les figure Guy Hocquenghem, intellectuel et militant, leader du mouvement. Le film rend compte des divergences qui existent au sein même des mouvements révolutionnaires. La cinéaste met la vidéo au service de leurs paroles, le film sert de relais à leurs discours.
Le cinéma guérilla
Le cinéma guérilla a une longue histoire qui rejoint celle du cinéma militant et qui se poursuit encore aujourd’hui. Le cinéma rejoint les luttes pour les documenter et écrire leur histoire de l’intérieur. Il vient aussi s’opposer à un discours dominant, qui cherche à effacer de l’histoire des populations entières. C’est par exemple l’entreprise, en Palestine, de Mustafa Abu Ali qui réalise They Do Not Exist, dont le titre fait référence à une déclaration de Golda Meir, première Ministre israélienne, niant l’existence du peuple palestinien.
En 2011, lorsque la guerre éclate en Syrie, Saaed Al Batal et Ghiath Ayoub sont étudiants en art. C’est avec des caméras qu’ils rejoignent la lutte armée, et documentent la situation jusqu’en 2015. Still Recording est le résultat de ces images, tournées par les deux cinéastes et d’autres opérateurs, bien loin des reportages télévisés que l’on aperçoit parfois dans le coin d’un plan. Le film raconte les vies qui continuent et celles qui sont détruites. Il s’interroge aussi sur le rôle des images dans ce contexte. Le film tire son titre d’une séquence dont l’opérateur, caméra à la main, se fait tirer dessus et tombe à terre. « Ça tourne encore » constate la personne qui a ramassé la caméra. Les images sont l’expression d’un élan vital irrépressible, en dépit de la violence et des destructions. Le film est aussi hommage et perpétuation d’une mémoire.
Le cinéma ne change certainement pas le monde. Mais il y prend position. Le cinéma militant prend place au sein des luttes, adopte des formes qui les documentent, participe à l’information ou à l’histoire des minorités. C’est aussi un cinéma qui interroge sans cesse sa place et sa pratique. Loin de défendre ou de légitimer une pensée unique, comme peut le faire le cinéma de propagande, le cinéma militant assume un point de vue, fait entendre des voix qui bousculent et mettent en mouvement.




Des ressources pour aller plus loin :
Une fresque de l’histoire du cinéma engagé sur le site upopi
À écouter :
Les Groupes Medvedkine, une histoire du cinéma militant, sur France Culture
À lire :
Nicole Brenez, Manifestations, de l’incidence éditeur, 2019
Nicole Brenez, Isabelle Marinone, Cinémas libertaires, au service des forces de transgression et de révolte, Presses universitaires du Septentrion, 2015
Guy Hennebelle, Guide des films anti-impérialistes, éditions du centenaire, 1975
Catherine Roudé, Le Cinéma militant à l’heure des collectifs, Presses Universitaires de Rennes, 2017
Catherine Roudé, « Le Cinéma pour Classe de lutte. Militantisme ouvrier et combat culturel après mai 1968 », Le Temps des médias, 2020/1, n°34
Hélène Fleckinger, « Une révolution du regard. Entretien avec Carole Roussopoulos, réalisatrice féministe », Nouvelles Questions Féministes, 2009/1 (Vol.28)
Claire Nicolas, Thomas Riot, Nicolas Bancel, « Afrique 50 : le cri anticolonialiste de René Vautier », Décadrages, 29-30, 2015