Territoire de la liberté

Territoire de la liberté

Alexander Kuznetsov, 2014

Comment le documentaire raconte-t-il un lieu ?

 

 

On ne filme jamais le monde entier. On en filme toujours des petits morceaux, des petits mondes. Nombreux sont les films qui s’emparent de cette idée et choisissent de faire le portrait d’un lieu bien défini, en même temps que des personnes qui le peuplent. Un monde réduit qui tient dans un film, en quelque sorte. Avec ses particularités, géographiques, culturelles, humaines. Un lieu où les gens vivent ensemble, une société réduite… un lieu en commun.

 

C’est un principe que le documentaire applique depuis toujours. Il peut recouper des films ethnographiques anciens, des films de famille, des explorations de territoires ruraux, des huis-clos… Plus qu’une manière précise de fabriquer les films, c’est une ambition de réalisation : rendre compte de manière approfondie, par un film, de la vie d’une communauté qui est déterminée par l’endroit où elle est réunie. Cela demande souvent une grande implication des cinéastes. Du temps, comme souvent en documentaire. De la complicité, fréquemment (que le temps favorise, bien sûr). De l’intimité, même, pourquoi pas ? Ou au contraire une distance froide…

 

Filmer un monde, c’est filmer la manière dont il fonctionne en lui-même. Mais c’est aussi bien sûr, « en creux », parler de tout le reste du monde qui l’entoure et le détermine nécessairement.

 

Un cercle d'amis

 

« Un film, c’est long à faire, un an, deux ans, trois ans… On ne peut faire dans sa vie qu’une quantité limitée de films, donc j’ai réuni deux idées. J’avais envie de montrer mes amis, les Stolbystes, comment nous vivons, notre liberté. Et en même temps, je voulais montrer le pays dans lequel nous vivons, la Russie ». *

 

Dans Territoire de la liberté, Alexander Kuznetsov ne va pas bien loin de chez lui. À quelques dizaines de kilomètres de sa ville, Krasnoiarsk, en Sibérie, il y a un parc national, les Stolbys, dans lequel se retrouvent depuis des décennies des Russes en quête de liberté. Là, à l’écart de la grande ville, dans d’humbles isbas, ils chantent, grimpent sur les montagnes, mangent, jouent, librement, en pleine nature. 

 

Ce sont ses amis et des gens de passage. Sa proximité lui permet un accès privilégié à leur petit groupe. Il y participe, même. Il passe les nuits avec eux, il escalade les montagnes avec eux, et ainsi il nous introduit dans le cercle. Il nous donne ainsi accès à leur parole, qui est aussi une parole politique. Vivre ensemble, grâce au réalisateur, cette échappée avec les stolbystes, c’est pouvoir accéder à une zone de la société russe qui pouvait encore, à l’époque, exprimer son opposition au régime de Poutine. C’est faire l’expérience d’une micro société qui d’aucune autre manière aurait pu arriver jusqu’à nous.

 

Gagner la confiance

 

Dans Atlantic Bar, la réalisatrice Fanny Molins investit un lieu qui lui aussi pourrait paraître fermé : un petit bar de quartier de la ville d’Arles. Elle ne fait pas partie a priori du cercle qui le fréquente, mais c’est à force de temps qu’elle a créé un lien fort avec la patronne et les clients, ce qui a permis de les filmer avec une bonne distance et une vraie connivence. Elle accède ainsi à une grande intimité qui rend le film bouleversant : les habitués n’ont pas des vies faciles mais le film, par des moments de vie mais aussi par des entretiens, nous fait les rencontrer avec délicatesse. 

 

Ici encore, le huis-clos n’en est pas un. On s’autorise des échappées et surtout, tout se construit en lien avec le monde extérieur. Ce lieu en commun qu’est l’Atlantic Bar pour ses habitués est un refuge, une famille, mais il est en péril. Il va disparaître, être vendu, et c’est tout ce petit monde qui va certainement disparaître, confronté à la spéculation et la gentrification. Le film nous en offre ainsi un dernier témoignage, de l’intérieur…


Communautés politiques

 

Un lieu en commun, c’est souvent quelque chose de précieux, qu’il faut défendre. Dans Les Pieds sur terre, c’est tout un territoire. Littéralement : une Zone à Défendre, Notre-Dame-des-Landes. Ici la communauté filmée est bigarrée et c’est tout l’intérêt de ce film qui a demandé une longue immersion. Les zadistes cohabitent avec les habitants du coin, riverains et paysans. Ce qu’ils ont en commun n’est pas une évidence. Les premiers ne sont même pas des “locaux”. Ce qui les unit n’est donc pas une appartenance historique au lieu, c’est une lutte politique, qui se joue là aussi dans une confrontation avec la société, dont on remet en cause, chacun à sa façon, les lois et les normes.

 

Ici le mot « commun »prend alors toute son ampleur et les réalisateurs s’en font les témoins en interviewant les habitants : 

 

« On est vraiment des gens extrêmement différents en caractère. Marcel c’est le gars, il faut pas dépasser la ligne jaune. Les zadistes ils dépassent tout le temps la ligne jaune. Moi j’ose pas la dépasser mais je suis content quand y’en a qui la dépassent… On pourrait dire que c’est un village ordinaire quoi. C’est un village ordinaire qui devrait… ça devrait être comme ça de partout, je pense que la vie serait meilleure. Y’aurait pas besoin de caméras ni de flics ».

 

Filmer de loin
 

Très loin de l’univers de Notre-Dame-des-Landes : All Inclusive est un court métrage qui décrit la vie sur un paquebot de croisière. Plans fixes, regard distant, personnages-silhouettes non identifiés… 

 

Faire le portrait d’un lieu n’implique pas forcément une complicité ou une intimité avec les protagonistes. Ici le choix de la réalisatrice est franc et assumé : plutôt que d’entrer en relation avec les humains qui peuplent le navire, elle fait un portrait distant de cette micro-société éphémère tournée vers le loisir. Et cette distance donne son ton au film : un brin moqueur, avec une forme de tendresse. Car tous ces gens, c'est aussi un peu nous-mêmes... Nous sommes tous embarqués sur ce paquebot…

 

Des amis sibériens se retrouvent dans des cabanes, à l'écart de la société russe. Des paysans et des zadistes résistent ensemble à Notre-Dame-des-Landes. Des hommes et des femmes trouvent refuge dans un bar populaire voué à la disparition. Des estivants en croisière s'adonnent pleinement à des loisirs préfabriqués... Faire le portrait d'un lieu et des gens qui le peuplent se fait de beaucoup de manières. Et pour les cinéastes, filmer ces petits mondes est toujours une façon de parler, aussi, du monde qui les entoure.

Territoire de la liberté

 

Atlantic Bar

 

Les Pieds sur terre

 

All Inclusive

 

* Comptoir.org, entretien avec Alexander Kuznetsov, février 2015.

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Sur Tënk, les films faisant le portrait d'un lieu et des personnes qui y vivent sont regroupés sous la section Un lieu en commun. Vous pouvez retrouver tous ces films ici, en faisant une recherche sur la page Tous les films.


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