Roc & Canyon

Roc & Canyon

Sophie Letourneur, 2006

Le cinéma documentaire raconte une histoire, avec les deux pieds dans le réel. Mais ce n’est pas la réalité, c’est toujours une construction, c’est-à-dire des choix, une manière de filmer les choses, de les cadrer, de les articuler grâce au montage. En fait, c’est toujours une écriture et une mise en scène. 

Parfois, allant au bout de ce constat, certains films documentaires font un pas, plus que d’autres, vers la fiction. Comme une autre manière de montrer la réalité qu’ils veulent filmer.

 

 

Documentaire ou fiction ? 

 

Dans ses films, la réalisatrice Sophie Letourneur joue avec le documentaire et la fiction : elle enregistre des conversations, des notes, des témoignages, utilise des photos personnelles, qui lui permettent de construire des histoires qu’elle fait rejouer. Dans l’un de ses premiers films, Roc et Canyon, le documentaire et la fiction se mélangent sans que l’on arrive vraiment à distinguer ce qui appartient à l’un ou à l’autre. Elle pose sa caméra dans une vraie colonie de vacances, et y filme un groupe d’adolescents, les amours, les amitiés, les déceptions, les réconciliations. À partir de simples intentions de tournage, les adolescents sont libres de jouer comme ils souhaitent, laissant ainsi transparaître beaucoup de leurs propres personnalités. Le jeu est un miroir grossissant qui permet de mieux les observer, et entre les mailles de la fiction se tisse un documentaire.

 

Le reenactment 

 

Dans East Hastings Pharmacy, Antoine Bourges filme une pharmacie d’un quartier de Vancouver, l’un des plus pauvres d’Amérique du Nord. Dans cette pharmacie, on propose uniquement certains types de traitement, notamment la méthadone, produit de substitution de l’héroïne. Chaque jour, les clients viennent chercher leur dose auprès de la pharmacienne. Dans ce huis-clos, la pharmacie est une reconstitution, la pharmacienne est une actrice, mais les usagers en face d’elle sont des personnes volontaires pour rejouer ce rituel devant la caméra : c’est le reenactment. Une vitre fait office de séparation entre ces deux mondes, le médical et les personnes soignées, la fiction et le réel. En les invitant à jouer leur propre rôle, Antoine Bourges peut les filmer sans voyeurisme, et les personnes sont libres de choisir ce qu’elles montrent d’elles-mêmes. Et tout cela nous permet d’avoir accès à une réalité que l’on voit peu.

 

La fiction documentée

 

L’observation du réel donne parfois lieu à des fictions imprégnées par le documentaire. Claire Simon a écrit le scénario des Bureaux de Dieu à partir d’enregistrements et de notes  pris au sein du centre du Planning Familial de Grenoble. Elle reconstitue dans sa fiction des situations réelles, réutilise les mots. Elle confie le rôle des soignantes à des actrices connues, et ceux des personnes en consultation à des actrices non professionnelles. Comme dans une consultation, elles se sont découvertes au moment du tournage de chaque scène, filmées en plan-séquence, recréant dans ce moment quelque chose au plus proche de la situation d’écoute réelle. En brouillant les frontières entre le documentaire et la fiction, Claire Simon propose un film empreint de réel sur des destins de femme, et leur droit à disposer de leur corps.

 

La fable documentaire
 

Parfois, il s’agit de créer des interférences, en intégrant un élément de fiction dans un film documentaire. Pietro Marcello va très loin dans Bella e perduta. En voulant faire un film sur l’Italie, « belle mais perdue », il découvre le palais royal de Carditello, et rencontre Tommaso, un agriculteur qui garde cette ruine malgré les menaces de la mafia. Alors naît un projet de documentaire. Mais Tommaso meurt, laissant derrière lui un jeune buffle qu’il avait recueilli. C’est lui qui devient le personnage principal du film, et avec ce glissement, le documentaire devient une fable. Polichinelle, passeur entre les vivants et les morts, vient au secours du buffle pour accomplir la dernière volonté de Tommaso de le confier à un berger. Dans leur voyage, ces deux personnages traversent l’Italie et en font une chronique qui transfigure la vie et la mort, le rapport à l’homme et à la nature, le réel et la fiction.


 

Roc et Canyon

 

East Hastings Pharmacy

 

Les Bureaux de Dieu

 

Bella e Perduta


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