La Traversée

La rencontre

La Moindre des choses

La Moindre des choses

Nicolas Philibert, 1996

La rencontre

 

C’est quoi, un documentaire ?  
C’est du cinéma qui prend le risque de se confronter à la réalité, dans tout ce qu'elle peut avoir d'insaisissable, d'imprévisible, de curieux, d'inconnu. Et alors, dans ce geste, d'aller à la rencontre de l’Autre. C'est à cela que nous assistons, en tant que spectateurs et spectatrices : la rencontre entre un·e cinéaste et les personnes qu'il ou elle filme, et la naissance d’une relation. Nous faisons l'expérience de l'Autre.
Cet autre peut être : semblable ou différent, proche ou éloigné, intime ou inconnu. Ce peut être une première rencontre, ou des retrouvailles de tous ordres. 
Comment la rencontre se joue à l’intérieur du film ?

 

 

La rencontre précède parfois le projet du film, et peut lui donner naissance. Ou c’est d’abord un désir de filmer un lieu, un sujet, qui permet aux rencontres d'advenir, comme c'est le cas dans La Moindre des choses :
Des copains, dont plusieurs anciens soignants à la clinique de La Borde, n'arrêtaient pas de me dire : 

« “Tu devrais aller à La Borde ! Tu devrais aller à La Borde !” Mais je ne voulais pas. Qu'est-ce que je serais allé faire dans cette galère ? Les mois passaient, ils insistaient… alors j'ai fini par aller voir.

Nicolas Philibert explique ses réticences à filmer l'institution psychiatrique :

« L'idée me travaillait, mais je ne savais pas par quel bout la prendre. J'avais un tas de scrupules. L'idée de me confronter à l'univers psychiatrique me faisait peur, et je ne voyais pas comment éviter d'être intrusif. Les gens qui viennent là sont dans la souffrance, on se dit qu'ils sont là pour qu'on leur fiche la paix, bref je voyais mal ce qui pouvait légitimer la présence d'une caméra dans un endroit pareil. Mais peu à peu, à mesure que je faisais état de mes réserves, des soignants et des pensionnaires se sont mis à m'encourager. Il ne fallait pas croire, sous prétexte qu'ils étaient fous, qu'ils allaient forcément se laisser instrumentaliser par la caméra. Ils seraient là pour me guider… Du coup ils m'ont aidé à surmonter mes scrupules et peu à peu, les craintes que j'avais se sont transformées en désir de les affronter. Mais le vrai déclic, je l'ai eu quand j'ai appris qu'ils allaient préparer une pièce de théâtre, comme chaque été. Puisque certaines étaient prêts à s'exposer au regard des autres, une caméra pouvait peut-être se glisser là… »



Qu’est-ce qui se joue, dans une rencontre entre deux personnes ? Comment rencontrer vraiment l’autre, être en mesure d’accéder à la singularité de chacun·e ? Les relations sont prises dans des déterminations, peuvent être biaisées par des rapports de pouvoir, de hiérarchie, ou d’idéalisation. Rencontrer vraiment l’autre, voilà quelque chose d’utopique. C’est ce vers quoi tend Nicolas Philibert, dans La Moindre des choses. Cette utopie de la rencontre croise une utopie de cinéma documentaire : celle d’un moment, d’un lieu qui serait radicalement égalitaire, où l’on s’intéresse autant, sinon plus, aux faibles qu’aux forts, et que tous·tes y sont traité·es avec le même soin et la même attention.
Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que ce film se situe à la Clinique de la Borde, lieu emblématique de la psychothérapie institutionnelle en France. La psychiatrie traditionnelle y est remise en cause, et le soin ne saurait s’y réduire à la médication. Là, « soigner, c’est faire en sorte que chacun puisse jouer un rôle – petit ou grand, qu’importe ! – au sein de la collectivité, en préservant la singularité de chacun. » C’est cela, que Nicolas Philibert s’applique à filmer, là où la moindre des choses a son importance, et mérite que l’on s’y intéresse. « Dans sa discrétion, la mise en scène va dans le même sens que la pratique thérapeutique : elle n'utilise ni cadrage appuyé ni placement de caméra spécifique pour distinguer les uns des autres. » 

La rencontre, c’est celle entre le cinéaste et les habitant·es de la Borde, soignants et soignés. Chercher une relation égalitaire au cinéma, c’est aussi assumer la présence du cinéaste, ne pas lui attribuer un regard omniscient, ni prétendre à l’objectivité, mais faire en sorte que le film devienne le résultat d’échanges (entre des personnes qui sont filmées, et des personnes qui filment). Cela se traduit par le choix de garder les moments où les personnes s’adressent directement à la caméra, et donc au réalisateur, voire aux spectateur·rices. Le cinéaste s’expose, assume sa présence, ses questions sont gardées au montage. 
Et là, les spectateur·rices s’invitent dans la rencontre, et la relation devient triangulaire. Alors, cette rencontre nous décentre, nous invite à une perception nouvelle des êtres et des choses.
 

Sur trois autres rencontres du cinéma documentaire, à découvrir en location dans notre catalogue

Dans La Moindre des choses, Nicolas Philibert fait de son film un endroit de rencontre avec des personnes en marge de la société, celles que souvent on ne voit pas car tout est fait pour qu’elles demeurent invisibles. C’est souvent un moteur de cinéma documentaire que d’aller à la rencontre de celles-ci.

Parfois, aussi, le cinéma documentaire est l’occasion de rencontrer les personnes que l’on croise dans le quotidien, sans que la rencontre ne se fasse. Avec Le Kiosque, Alexandra Pianelli, sans jamais quitter son poste de kiosquière, donne à voir le petit théâtre, banal et poétique, qui se joue dans le kiosque parisien de sa mère. Ainsi, ces rencontres sont aussi l’occasion de faire se confronter nos préjugés au réel, d’apprendre à connaître, de remettre en question notre manière de voir les choses. 
 


Lorsque la rencontre n’a jamais vraiment eu lieu, ou est restée insatisfaisante, alors le film peut être une tentative de créer cette occasion. C’est le projet d’Axel Salvatori-Sinz, lorsqu’il cherche à renforcer sa relation avec son père dans Chjami è rispondi. Par le biais du film, la relation se dénoue, les langues se délient, les relations intergénérationnelles se libèrent.
 


Et des fois, la rencontre est plus risquée. Il y a les personnes que l’on aimerait rencontrer, et celles que nous préférerions ne jamais croiser. Ce sont ces rencontres que cherche Barbet Schroeder, ici avec son portrait du Général Idi Amin Dada, dictateur ougandais, au pouvoir entre 1971 et 1979, qui pose la question : comment filmer l’ennemi ? 
Le cinéaste, pour obtenir la confiance de celui qu’il filme, le laisse devenir metteur en scène. Les rôles s’inversent, pour permettre à la rencontre de se faire. On peut s’interroger sur ce qui pourrait sembler être de la complaisance, ou de la flatterie. Mais ce dispositif assumé, qui ne donne au dictateur ni contradiction, ni extériorité – on ne verra ni l’Ouganda, ni ses habitant·es, celles et ceux qui subissent la politique et la violence mises en place –, invite aussi à voir en face l’homme qui se met en scène et (se) raconte des histoires devant la caméra comme dans sa pratique du pouvoir. Dans cette situation, le cinéaste fait confiance aux spectateur·rices pour prendre le recul nécessaire, saisir l’écart entre la situation politique dont l’introduction nous informe, et le récit qu’en fait le dictateur.

 

 

La rencontre, c’est finalement ce que permet un documentaire. Le temps d’un film, l’occasion de découvrir un univers et les personnes qui le composent, parfois proches, parfois lointaines, mais toujours pour nous permettre de mieux regarder ce qui nous entoure.
 

Références :
Images documentaires n°23, Filmer l’ennemi ?
Images documentaires n°45/46, Nicolas Philibert
Images documentaires n°103/104, Folie 

 

 

 


Item 1 of 4